Les S inventent les cartons, les ES les vendent, et les L dorment dedans

Pendant mon année de 1ère, au lycée, j’ai demandé à mon entourage d’écrire des mots dans mon agenda. Des dictons, des citations qu’ils aimaient, des blagues, des phrases que quelqu’un avait dites et qu’ils trouvaient intéressantes. On venait de passer en classe littéraire, alors on était un peu des artistes… Les L, les marginaux, les philosophes du dimanche, les rebelles de la société, les idéalistes… Voilà, c’était nous. Avec nos rêves, nos envies, nos ambitions que la plupart des lycéens et autres parents soucieux de la survie matérielle de leurs progénitures ne comprenaient pas.

Trois ans plus tard, me revoilà plongée dans cet agenda. Je me souviens de chacune des phrases et de ceux et celles qui les ont ajoutées à ma jolie collection. Aujourd’hui, je suis à la recherche d’inspiration; j’ai aussi besoin de me retrouver, et voici une bonne manière de le faire : je vais « informatiser », comme on dit, toutes ces petites phrases, histoire de les avoir à portée de main quand bon me semblera.

Quand j’ouvre mon agenda, la première citation que je trouve est la suivante « La vie n’est pas le travail : travailler sans cesse rend fou ». De Charles de Gaulle. À côté, j’avais collé une carte postale, en noir et blanc; des enfants sortent de l’école, ils sont flous au second plan, et au premier, un garçon escalade, en riant, un panneau qui signale la présence d’une école aux alentours (vous voyez, celui avec le père et un enfant main dans la main). Bon, mon opinion sur le travail a bien évoluée, mais je fais un recensement ici, pas une sélection.

Au mercredi 2 septembre, il est écrit « 13h30 – rentrée ! » et à la ligne « 1ère L ». Je me souviens que le premier jour, notre professeur principal – appelons-le Mr. C – avait philosophiquement évoqué les enjeux de la classe littéraire : vous êtes ici pour « développer votre esprit critique et votre culture », et vous êtes les « résistants de la pensée ». Les « valeurs fondamentales » ont disparu, on est ici pour les retrouver. Et que celui qui trouve ces mots vides de sens sorte d’ici tout de suite. Je ne pense pas qu’il l’avait clairement dit ce jour-là, mais c’est le sentiment que ça m’évoque aujourd’hui.

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Sur la page d’à côté, au crayon, j’ai une liste de petites phrases que notre professeur d’histoire-géographie a dites au cours de l’année. Des perles. C’était un personnage très particulier : il était vieux, aigri, vulgaire, et passioné d’histoire comme personne. On en a appris beaucoup sur l’art de la table au 18è siècle et sur l’architecture parisienne, sur le cinéma d’auteur français… Mais très peu sur les faits concrets (enfin, on en a peu appris tout court; bien sûr, on avait 16 ans et on était tous des rebelles… On n’allait quand même pas ouvrir des cahiers, en L).

Ce prof avait l’art de faire référence à la télévision française, et il aimait aussi transposer des situations qui n’avaient absolument rien à voir les unes entre les autres. Ses remarques étaient donc du genre « Jean-Pierre Pernault, c’est le Chirac du JT » ou encore « S’il n’y avait pas eu la révolution industrielle, vous seriez tous des paysans et moi je passerais sur mon cheval et je vous dirais ‘TRAVAILLE, PAUVRE CONNE’ » et aussi « À Paris, ça puait avant, et d’ailleurs… Comme quand on rentre dans Lille, ça pue les égoûts et le caca de chien… Et bizarrement, la maire, c’est Martine Aubry ! ». Il adorait faire des parallèles, des comparaisons : « Chaque pays a les intelligents qu’il mérite : Eagle pour l’Allemagne, Oscar Wilde pour l’Angleterre, Coluche et Jean-Pière Pernault pour la France. Et Zidane, pour ceux qui aiment. »

Une autre, un peu plus sensée, probablement ma préférée : « À la Révolution [française], les hommes ont perdu leur père – Louis XIV -, Lamartine pleure. Aujourd’hui, un homme qui pleure est un PD ». Triste 21è siècle. Il était aussi très porté sur le sexe, très conservateur cependant : « Napoléon avait du charme, il couchait avec tout le monde. Enfin, toutes les femmes, parce qu’à l’époque on ne couchait encore qu’avec les femmes… ». Et puis une dernière, des rares que j’appréciais particulièrement : « Quand on est vieu, on est plus tolérant, parce qu’on a plus de choses à se faire pardonner ». À méditer.

Et quand on faisait trop les imbéciles, ce qui arrivait souvent, il en prenait un de nous et en le regardant dans les yeux, sévèrement, lui demandait : « Est-ce que tu écris comme Zola ? Comme Proust ?, et sans attendre la réponse, alors tu te tais. »

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Revenons à Mr. C. Environ 70% des phrases à retenir de mon agenda sont sorties de son esprit, merveilleusement sensible et réfléchi. Il avait ce pouvoir – il l’a toujours, d’ailleurs, selon mes sources – de captiver l’attention en donnant du sens à des mots tous plus compliqués les uns que les autres, en liant la poésie à nos histoires d’amour d’adolescents, à nos sentiments les plus confus et incompris, à nos questions les plus déroutantes.

Bon, j’ai trouvé tellement de phrases sources d’inspiration que j’ai décidé de toutes les partager avec vous. Je n’arrive pas à choisir lesquelles garder ! Du coup, la suite de mon article ressemble un peu à une liste de courses. Mais si vous êtes d’humeur à philosopher, arrêtez-vous sur la première qui vous donne envie de le faire et dites moi où vous amènent vos pensées.

« Vous ne pouvez pas faire de progrès sans vous poser de questions. » 

« Si je vous dis ‘la cabane du pêcheur’, c’est vous qui l’inventez. »
« ‘Sapere aude’, ose penser. Ose te servir de ton intelligence. »
« Comment du matériel produit-il de l’immatériel ? »
« Le temps est exigeant, il passe vite. »
« L’amour ne fonctionne pas à l’impératif. »
« Pensez Racine : on peut avoir des règles et être très libre. » Je doute que la référence à Racine ait réellement parlé à tout le monde, mais la suite est à méditer.

« On n’aime pas sans être bouleversé. »

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De retour du conseil de classe – pleine de petits rigolos insolents – était venue l’heure de se faire remonter les bretelles. « Pourquoi vous avez choisi L[ittéraire] si vous êtes comme des valises dans un autobus? » J’avais été frappée par ces mots. C’est vrai, personne ne nous avait forcés à être là, à étudier de la poésie et devoir lire des classiques pendant que la majorité en apprenait sur les fonctions affines et autres Keynes. Je me suis profondément remise en question à ce moment, parce que j’étais influençable… Et puis, c’est vrai qu’on rigolait quand même bien, avec les autres. Ma reflexion n’a pas porté ses fruits directement, mais aujourd’hui, je prends soin de bien réfléchir à chaque choix que je fais, et fais en sorte de les assumer comme je me dois de le faire.

« Comprendre, c’est prendre avec soi. » Tout à fait, puisque comprendre vient du latin, cum, avec et de prehendere, saisir. Plus on comprend, plus on est riches, alors… Hm hm.

« Bientôt, on se dira : ‘est-ce que c’est rentable de lire un roman?’ »
« Vous apprenez à penser et à dire, et donc à vivre. (…) C’est dans ces moments là qu’on comprend l’importance que de nommer. »
« Le silence, c’est être en confrontation avec soi. »
« C’est fini, mais ça a été. (…) Et on peut toujours remonter la pente.”
« Ça facilite vachement les choses, d’avoir la foi. (…) Alors, moi qui suis faible, je préfère croire en Dieu. »
« Qu’est-ce que je fais de la vie qui m’a été donnée ? » 

« Prendre soin du monde, c’est prendre soin de nous ».

« Dire je t’aime, c’est peut-être intellectualiser quelque chose qui ne doit pas l’être, qui a quelque chose à voir avec le corps. » 

« Ai-je la pression de la norme? »
« C’est beau et émouvant… Si c’est juste beau, c’est pas bien. »

« Roméo eut-il aimé Juliette si deux dents de devant lui manquaient ? Mais qu’est-ce que ce sentiment qui ne dépend que de quelques centimètres carré d’émail? »

Voici des citations que mes camarades avaient notées au long de l’année. Quand je vous dis qu’on était des philosophes.

« C’est celui qui s’égare qui trouve de nouveaux chemins. » Nils Kjaer (poète norvégien)
« Il est important d’avoir un coeur intelligent. » Sanson
« Je savais que c’était stupide (…) mais j’ai un pas, un seul pas en avant. » de Camus, L’étranger – quand nos paroles ne s’accordent pas toujours avec nos actes.
« Le temps passe, madame, hélas, non, c’est nous qui passons. » Ronsart
« La vocation, c’est avoir pour métier sa passion. » Stendhal
« Sans la musique, la vie serait une erreur. » Nietzche
« Le plus grand voyageur est celui qui a su faire une fois le tour de lui-même. » Confucius
« Les vrais gourmands lisent en remuant les lèvres pour déguster les mots. » Yves Audouard
Bon, il y avait aussi les phrases tirées de chansons de Bob Marley – « Get up, stand up! Stand up for your rights! » – et des « tongue-twisters », du type « Shy Charlie from Chicago showed charming Sheila his shiny Chinese shoes » et des « Make a huge party for Eduardo and Marie », parce que le 15, c’est leur anniversaire. Et enfin, il y avait ces phrases bêtes et simples mais qui finalement, font un peu sens : « Le bonheur, c’est comme les fraises Tagada, quand tu sais pas que ça existe, t’es tranquille. »

large-4Alors que je relis toutes ces citations, une conclusion me vient à l’esprit : Ne jamais se laisser porter par la masse ! 🙂 Malheureusement, quand on a 16 ans, ce n’est pas une mince affaire ; non seulement c’est dur à faire, mais ça ne paie pas directement. Jusqu’à maintenant, mes années de lycéenne ont été les pires de ma vie, même si elles n’ont pas été pas si terribles. Et si aujourd’hui ces querelles entre S-ES-L et autres préoccupations du même acabit me font doucement rire, je sais que ça n’a pas toujours été le cas; et si ça l’est aujourd’hui, c’est parce que j’en ai tiré de grandes leçons. J’ai appris qu’il fallait être raisonnable mais pas trop; suivre son coeur en écoutant son cerveau; se chercher, toujours, et ne jamais abandonner; aller au bout de ses envies, de ses passions, ses ambitions; écouter, sans trop se laisser guider; aimer, aimer beaucoup, et rêver.

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